"Saintetés clandestines" Mehdi Belhaj Kacem

Michel Fourcade est, avant tout, un coloriste d’exception. Très arbitrairement, c’est-à-dire selon ma seule expérience subjective de spectateur, je placerais son travail sous l’invocation de trois artistes : Francis Bacon, Edward Hopper, et Yayoi Kusama. Le choix n’étant d’ailleurs pas seulement fait en vertu du caprice dilettante, ni pour rendre l’hommage dû à Michel en le plaçant aux côtés d’artistes de son rang, ni même pour réellement le comparer à aucun de ces trois artistes pris isolément. C’est par l’entrecroisement des trois références que je voudrais que nous arrivions à toucher du doigt, non ce que Michel devrait à ces trois-là, ou aussi bien à d’autres, mais l’absolu de sa singularité d’artiste. C’est donc par commodité critique et discursive ; qu’on veuille bien me le pardonner.
Bacon, pour l’intensité du travail coloriste. Hopper, pour l’hyperréalisme. Kusama, pour l’omniprésence troublante des « pois ». Ou des billes. Ou des boules.
Oui, Michel est un des rares peintres (d’aucuns diraient, sarcastiquement : des rares peintres, tout court, ha-ha-ha) à soutenir la comparaison, dès le premier coup d’œil, avec Bacon. Même si sa thématique paraît se rapprocher davantage de celle de l’ennemi le plus intime de Bacon, Lucian Freud (pour l’hyperréalisme, nous y venons), le fait est que cette thématique soit attaquée par les moyens, comme disait Artaud, de la pure « peinture peinte » (au sujet non fortuit de cet autre immense coloriste qu’était Van Gogh : « peintre qui n’est rien que peintre », ce sont les mots exacts et évidemment transposables à Michel), c’est-à-dire de la couleur pure.

L’embarras pourtant m’a immédiatement saisi à cette évocation, pourtant irrésistible, quand je fus à l’appartement de Michel, entouré de toutes ces toiles. L’embarras ne tenait pas tant, comme on le croit sur le moment, à la psychologie de la comparaison (« quand même, comment peux-tu comparer ton ami Michel au grraaand Bacon ? ») ; immergé dans la puissance immédiate de sa peinture, il me fallait du recul pour dégager la raison profonde de l’embarras.
L’effet quasi psychédélique de ses toiles, sa violence hallucinatoire, nous dit quelque chose de précis sur le glissement d’époque qui s’est opéré, de Bacon à lui.
Pour tout dire, ces toiles créent quelque chose comme un psychédélisme de la quotidienneté. Et ce n’est pas Michel qui, par afféterie d’artiste, « psychédéliserait » le quotidien. La vérité qu’atteignent ses peintures, c’est que c’est le quotidien lui-même qui est devenu, depuis… Depuis combien, au fait ? Vingt, trente ans ? Psychédélique. Si les couleurs sont si violentes, évoquant justement le registre criard du psychédélisme des années soixante et soixante-dix, c’est qu’il n’est absolument plus besoin de consommer des drogues pour que la réalité explose, à tout instant, d’une violence émotive, d’un viol nerveux perpétuel, dont les couleurs sont celles du vieux « psychédélisme ». Celui-ci, nous le savons à travers Huxley, Leary et surtout Burroughs, n’était pas une échappée dans quelque arrière-monde. Chez Burroughs plus que chez quiconque, les expériences psychotropiques des années de la « libération » eurent la lucidité de diagnostiquer, nous dirons plus loin pourquoi et surtout comment, que ces drogues ne nous donnaient pas accès à un monde « meilleur », ni même « autre », mais bien au nôtre, tel qu’en lui-même, simplement intensifié, jusqu’aux limites du supportable. Pour ceux, et quoique la plupart de ceux qui en ont fait l’expérience ne voudraient pour rien au… monde ne pas l’avoir faite, ils savent aussi bien que cette intensification n’est pas forcément un gain. Elle était une installation définitive dans une violence perceptuelle constante.

Or, ce monde, ce n’était pas le monde « de la drogue », c’était le monde qui venait. Ce que Burroughs a compris. Et ce dont, aujourd’hui, la peinture de Fourcade, Michel du prénom, nous tient quitte : le malentendu « contemporain » (disons, pour aller d’un seul adjectif et éluder « l’art contemporain » : « houellebecquien ») consiste à dire que la réalité est devenue sordide, sinistre, dépressivement terne et monocordement ennuyeuse, etc. Mais on prend ici le résultat (la dépression démocratisée, l’évidement affectuel) pour ce qui la cause : la réalité elle-même. Et celle-ci n’a rien de terne, d’ennuyeux, d’immédiatement dépressif en elle-même. Elle est au contraire constamment agitée, convulsive, obligatoirement « passionnante » : psychédélique objectivement.
Voilà ce que la peinture de Michel, et c’est le trait « hopperien », nous fait quasi littéralement toucher du doigt. Tout, des expériences « élitistes » des artistes d’antan, s’est banalisé. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » : le bon Breton avait prophétisé un peu trop juste. Comme toute prophétie exaucée, le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur du fantasme qui en ouatait les contours. Et cela, une fois de plus, non en mode « houellebecquien » : les traits vaporeux du rêve se dissipant pour faire place à des contours crus ; les couleurs éclatantes par un délavé généralisé de réveil chargé. Non : les contours, après coup, sont en excès, définitivement perdus et brouillés ; les couleurs, encore plus agressives que dans le trip, assignées à résidence flashy.

Que faire après l’orgie ? Demandait Baudrillard au sortir de la grande période de « libération » sixties-seventies. C’était la période de transition, les années quatre-vingt, qui fait place au monde qui s’est définitivement installé : le psychédélisme obligatoire, omniprésent, éternisé. La question étant bien plutôt, celle que la peinture de Michel, la seule à ce point, pose : que faire dans l’orgie perpétuelle ? Que faire dans la vitesse de libération permanente à quoi sont soumis les corps et leurs sensations ?
Comme chez Freud et Bacon du reste, il y a une « christologie » évidente dans la peinture de Michel. Mais c’est une christologie démocratisée. L’épreuve de l’extrême que firent, pendant près de deux siècles, tous les artistes dignes de ce nom, désormais est le lot commun. D’où la « vulgarité » motivique, qui ne puise plus ses causes dans l’instinct contre-culturel qui en fit tant attaquer le bon goût de la culture bourgeoise par le mauvais, ni par le chantage déflationniste plus récent de la postmodernité (trafic de clins d’œil d’initiés d’un côté, apagogie cynique de la « transfiguration du banal », de l’autre). Mais par la nécessité de rendre raison de ce qu’est devenue cette épreuve de l’extrême.
En d’autres termes, il n’est pas jusqu’à ce que Bataille désignait comme « expérience-limite », avec un héroïsme d’époque qui l’exceptait encore, et terrorisait le monde des lettres, qui ne soit devenue celle de tous. Cette expérience, anti-hégélienne, désignait la montée aux extrêmes de l’individu désœuvré, arrivé après l’accomplissement de l’Histoire par le travail et le progrès, et qui n’avait plus qu’à se prélasser jusqu’à la fin des temps dans le luxe, le plaisir et le jeu. Somme toute, nous y sommes, quand bien même la majorité de l’humanité, hors la muraille impitoyable que dresse contre elle l’occident, n’y accéderait pour l’instant pas. Elle demeure dans l’enfer hégélien, qui pourrait bien s’avérer, en notre regard, être un paradis de dignité ; et nous nous tenons dans le « paradis » de Bataille, qui n’eut jamais le manque de lucidité de le distinguer de l’enfer.

Au bout du rendu intensif, par la couleur, de l’expérience des limites banalisée, se dégage de toutes ces peintures une certaine sainteté – non celle du peintre directement, mais celle de ses modèles, ce qui ne laisse pas, par discrétion et abnégation, de redoubler celle de l’artiste, mais comme clandestinement. Des saintetés clandestines, voilà peut-être ce qu’il nous faut. Quand ce sont les paysages urbains et non plus les corps qui sont enregistrés dans leur dislocation interne, subjective-objective, ce « convulsivisme » de la ville elle-même que l’image filmée ou photographiée ne capture jamais, alors, on dirait des églises et des abbayes modernes. Celles où nous célébrons chaque jour, sans rien faire qu’exister, le triomphe et de Bataille et de Breton, comme on célébra si longtemps Paul ou Augustin : partout la beauté est devenue convulsive, partout la religion est celle de l’excès. Le vingtième siècle spirituel et artistique a, en somme, triomphé à plates coutures.
Nous n’avons rien eu d’autre qu’une involution, qu’un court-circuit foireux du « sens de l’Histoire », et quant à la panacée bataillienne qui était censée nous en délivrer initiatiquement, elle s’est révélée au contraire être le seul antidote de l’homme et de la femme « moyens » (ceci dit sans la moindre connotation péjorative), non pas à l’accomplissement du sens de l’Histoire, mais à sa banqueroute totale : son rétroactif n’avoir-jamais-eu-sérieusement-lieu. L’expérience-limite est devenue la seule possibilité d’exister. Le résultat de sa saturation, c’est en effet un devenir-terne, dépressif : un évidement. Là-dessus le diagnostic de Houellebecq est implacable. Mais ce n’est qu’un diagnostic post-fatum : quelque chose de hors-champ. De même qu’il n’y a rien de tel, pour se guérir d’une bonne cuite, qu’une nouvelle cuite, de même, l’homme contemporain se guérit de l’excès par l’excès : sa dépression endémique n’est qu’un interstice entre deux convulsions routinières. Tout ceci était, bien entendu, déjà chez Baudelaire, qu’on aura nommé de moins en moins à tort le « créateur de la modernité » : s’installer dans l’excès de tous les sens comme dans une nature confort (« littéralement et en tous sens », ajoutera son plus génial disciple) ; et, après, rêver du sommeil, de la dépression atone, de l’inertie, comme d’un inaccessible havre de paix, auquel ne donne accès de manière stable, fort logiquement, que la mort. Voilà ce que le talent de Houellebecq nous cache encore : il y a un, chez lui à peine dissimulé, mais déloyalement inavoué, du dépressif. Celui-ci n’est qu’une furtive oasis entre deux convulsions calcinantes : qui vit dans l’enfer permanent des sensations exacerbées, trouve au purgatoire des aires de paradis. Plutôt la mort que la vie, quand la vie devient en perpétuelle surabondance sensitive sur elle-même.
C’est pourquoi, dans les toiles de l’autre Michel, il n’y a pas de mépris, de dérision, de rabaissement du pathétique que vivent ses personnages (comme chez le Houellebecq du nom). Pas non plus de glorification, d’hagiographie négative (comme on la devine encore, justement, chez Bacon). Une très paradoxale sobriété de la transe standardisée. Un simple enregistrement de ce qui se passe : l’expérience-limite à portée de tous. Il y a une justesse de ces tableaux quant à cette christologie du banal, ou cette banalisation de l’excès. Comme chez Bacon, et à vrai dire beaucoup plus que chez lui, les toiles enregistrent la dignité de la déchéance, quand elle est devenue, dans le sillage impronostique de Bataille, la seule façon d’être pour la femme et l’homme contemporains.
C’est pourquoi aussi Michel, l’autre que le romancier, fait constamment référence au plus « baconien » (avec Dario Argento), si l’on veut, de nos cinéastes : David Lynch. Celui-ci n’est pas, comme on le dit communément, un cinéaste de l’étrange, du fantastique, du paranormal, de l’arrière-monde, etc. Ou plutôt, il l’est, mais réalistement. Quand le déréglé est devenu la règle, les personnages surlignent tous les traits de leur normalité : les rites inamovibles de la cuisine ou du café, l’obsession de l’hygiène et de la ponctualité, l’âme constamment sommée de se montrer tirée à quatre épingles. Daney disait que tout cinéma était réaliste. Et ainsi en va-t-il de Lynch. Le monde convulsif, hallucinatoire, délirant, obscurément mystique, schizophrène, qu’il décrit, se trouve simplement être devenu le monde « normal » (attendu que, dans la piété puritaine comme dans l’excès orgiaque, il n’y a de norme que normative, « seconde nature », pour l’humain), banal, quotidien.
Et le deviendra implacablement de plus en plus. C’est pourquoi il est un cinéaste beaucoup plus réaliste que l’intégralité du misérabilisme « d’auteur » courant en France. Ces cinéastes, comme tant d’écrivains ou d’artistes du terroir, ne placent tout simplement pas la Misère assez haut, ou assez bas. Elle est infiniment plus terrifiante que ce qu’ils en disent. L’expérience intérieure esthétisent de cette Misère ne ressemble à rien de ce qu’ils en décrivent – pour faire encore signe à Bataille-. Intérieurement comme extérieurement, ce monde n’est pas celui d’un purgatoire gris et ennuyeux. Il s’agit bien d’un enfer, et Lynch, pas plus que Fourcade, ne sont de quelque façon cet enfer. Ils le montrent simplement tel qu’il est (et, esthétique, il l’est entre autres, héritant de toute l’histoire de l’art, sur le mode d’un grossissement outrancier, et parodique). On n’y devient pas si facilement dépressif parce qu’il ne se passe rien, mais bien parce qu’on n’a jamais le temps de s’y ennuyer : d’échapper à la convulsion sexuelle incessante, aux dédoublements baroques de personnalité, à l’effritement souffreteux de toute intériorité, que rendent les distorsions fourcadiennes de tous les traits « extérieurs » (comme, pour le coup, chez Bacon, bien au-delà de Picasso et Braque).
Ce monde a un nom, désarmant de simplicité : la technologie. Celle-ci est toute proche de rendre toute drogue, toute « expérience limite » privée et initiatique, tout retranchement aristocratique de l’excès et de l’extase, caduque. Tout le monde aura très bientôt, a déjà dans une vaste mesure, accès à ce monde extatique, présenté toujours comme paradisiaque, et pavant l’enfer d’une beauté convulsive obligatoire. Baudrillard encore, que Fourcade ne se cache pas d’avoir lu, aura été le Baudelaire sardonique de ce tournant : il parlait nommément du monde de l’extase obligatoire. La pornographie comme extase du sexe, les stupéfiants comme dopants extatiques de l’émotif, le sport comme extase de l’effort physique, etc.
C’est où la comparaison avec Bacon doit être encore poursuivie de quelques pas, pour la faire tourner court et qu’éclate la singularité de Fourcade dans son époque (« sa vie, son œuvre » disait un des grands critiques d’art de notre temps). Et par le détour de nos deux autres évocations. Hopper, d’abord. L’évidence s’en impose dans l’autre moitié du panel motivique de ces toiles que la « baconienne » (l’orgie, la convulsion, le supplice : nous y venons). À savoir la « paysagéité » urbaine. Mais, là encore, avec une violence qui déplace celle de la glaciation hopperienne. On pourrait dire, cédant à la facilité facétieuse : Fourcade, c’est du Hopper décongelé ; Hopper, du Fourcade surgelé.
Au-delà de la potacherie, là encore, il ne s’agit pas de l’inspiration idiosyncrasique sublime de l’artiste, mais de la nécessité à laquelle se soumet son époque : cela fait longtemps que, grâce au travail de Derrida sur la spectralité, où l’on puiserait plus d’une application au travail de Michel, nous savons avec Shakespeare que « the time is (definitely) out of joint ». Mais on y ajoutera un lemme aussi discret que secrètement ravageur : « the space(s) is (are) out of joint ». L’exacerbation méta-pornographique de tous les sens, devenue la norme, ce sont les contours mêmes de l’urbanité et du domestique, dont l’inquiétante étrangeté, chez Hopper, ressortait encore de l’incongruité transitoire que constituait leur traditionnelle étanchéité. Elle devient chez Fourcade une pure et simple dissolution : soit par la dissolution des contours, le cas échéant dans la petite transe du subjectif, soit par l’exacerbation des couleurs, soit par les deux. Le brouillage du public et du privé, caractéristique de la civilisation de l’orgiaque à ciel ouvert, s’objective plus qu’à son tour. Hopper, pour préparer à Fourcade ? J’ose.
Oui, ce que les tableaux de Hopper promettaient, Fourcade le donne. Et ce n’est pas un cadeau. Ni de l’un ni de l’autre. Ce sont deux enregistrements cliniques. Nous comprenons ce qu’avaient d’effarant, dans leur calme même, les tableaux de Hopper, grâce à ceux de Fourcade : nous nous disions, sans le savoir : comment lambda tout cela peut-il encore demeurer aussi calme, aussi confiné, aussi inerte, aussi privé ? Comment ces scènes domestiques ineptes, ces paysages ruraux triviaux, ces maisons, ces gares anonymes, etc., font-elles pour être aussi normales ? La légendaire atonie hopperienne se saisit d’un monde en voie de disparition, un glissement tectonique derrière l’immobilité de tout, où c’est tout ce qu’il y avait de plus normal qui est en train de devenir fantastique. Sur les tableaux de Hopper plane une apocalypse latente, qui les éclaire de leur vraie lumière, et dans le rétroviseur mental donne à son travail la valeur d’un immense déterrement archéologique anticipé : un monde bientôt enseveli, sous un cataclysme banal. C’est de ce dernier, et peut-être de manière, elle aussi, anticipativement commémorative, que la peinture de Michel est le témoin capital.

C’est où nous croisons, pour finir, la troisième « comparaison » : l’une des plus grandes, et longtemps sous-estimée, de nos « artistes contemporaines » (cette expression si décidément horrible) : Yayoi Kusama. Pour la vision, le « convulsionnisme », l’hallucinatoire objectivé, bien sûr ; mais surtout pour ce « déplacement » que Michel fait subir à ce clin d’œil (conscient ou inconscient, peu importe : je redis que ces comparaisons sont là par commodité critique) à la japonaise, cette « signature » des tableaux de Michel, dont il fit aussi des performances étrangement proches de celles de Kusama. On sait que celle-ci a eu, dès l’âge de huit ans, la vision permanente de petits pois omniprésents, au point de se voir elle-même comme un petit pois perdu dans un monde de petit pois, ce qui nous valut à la longue certaines des installations les plus puissantes de tout « l’art contemporain » (re-sic).
Quand elle était jeune, elle participa (sans autorisation) à la biennale de Venise 1966 en déversant 1500 boules multicolores dans les légendaires canaux de la ville.
Or, Michel a fait de même (mais : au cylindre contenant les boules près) dans une rivière, elle, située en pleine nature (et on pressent que là est le sens de la question que je lui adresse, indirectement, ici). Et très précisément, la « signature » de ces cylindres transparents de petits pois dans tous ses tableaux (ou presque), souligne ce qui le différencie, et désormais d’un abîme, d’un Bacon : il y a encore chez ce dernier, au fond, une sorte de naturalisme du supplice. Bacon ne s’interroge pas encore sur ce qui fait de l’homme et lui seul le Sujet de la convulsion endogène. Lisons au hasard, sur Wikipédia, un commentaire typique de ceux qu’inspire l’irlandais : « Ces corps ramassés à l’extrême, tordus et écrabouillés, musculeux, disloqués, ravagés, ces distorsions crispées, ces contractures paroxystiques, ces poses quasi acrobatiques, sont d’abord signes de fulgurances nerveuses et d’un emportement furieux, presque athlétique, plus somatiques que psychologiques de la mystérieuse animalité d’anthropoïde solitaire et désolée qui est en chaque homme. »
Fort juste, fort bien, et du reste presque sans modification transposable à Fourcade. J’ai bien dit : presque, un presque où tout se joue.
Car la question qu’on ne se pose à ce sujet jamais, et que ne se posait pas encore Bacon, est simple : qu’est-ce qui dilacère le « Corps sans Organes » le corps de l’affect de l’animalité dite anthropologique ? L’époque de Bacon fut la dernière où la réponse pouvait encore ne pas s’imposer sans réplique, et c’est tout l’abîme qui sépare la peinture de Fourcade de la sienne. Les drogues, l’alcool, et bien évidemment la peinture, et aussi le clou qui plante un tableau ou un Christ, ne sont eux-mêmes autres que des productions technologiques. C’est pourquoi la technologie machinique finit toujours, je dis bien toujours, par objectiver les visions « subjectives » de la drogue : la chimie distorsionniste des drogues se convertit, quelques décennies plus tard, en mécanique disloquée de l’excès journalier. Toutes les boucles se bouclent, et c’est peut-être l’indice secret des omniprésents petits pois « kusamesques ». C’est la technologie et elle seule qui dilacère notre affectualité animale de l’intérieur : l’homme est l’animal traumatisé, et non pas seulement « suprématisé », par la Science. Tel est le sujet de ce modeste texte, et tel est l’unique sujet du « convulsivisme » de Fourcade, qui le différencie décisivement de ces trois arbitraires prédécesseurs.

Last but not least, la « Nature morte » en découd avec le père de la peinture moderne, Cézanne, qui vaut preuve. L’habituel sac cubique de billes est là pour nous souligner – ou surligner- l’évidence : il ne s’agit pas ici de faire du militantisme « bio », mais la coloration des fruits nous montre que, si la production « transgénique » de l’alimentation végétale ne se peut peindre, dans une ascèse intérieure à Cézanne, qu’aux couleurs du psychédélisme, c’est que l’outrance technologique obligatoire qui nous met l’âme en charpie est un transgénisme psychique, tandis que le transgénique est un psychédélisme organique.

Pour finir, et tandis que j’achève ce texte, je reçois la dernière toile de Michel, Chelsealdorléans. Le courage se distingue de la témérité en ce qu’il touche à une vérité. L’embarras tout transitoire que d’avoir à écrire sur un ami est effacé par la vérité qui s’impose à la fin.
Je défie quiconque de dénier que ce tableau ne constitue pas un chef-d’œuvre absolu.
La peinture est morte ? Vive la peinture.
Mais, Michel, pourquoi cette disparition des billes phosphorescentes ?
Mehdi Belhaj Kacem Janvier 2016